jeudi 2 avril 2020

Souvenirs du Corsaire

©Axel Pivet - Corsaire en mer
Aquarelle sur carte marine de 1930

Le Corsaire est une série de voiliers conçue en 1953 par Jean-Jacques Herbulot, l’un des pères de la plaisance moderne de l’immédiat après guerre.
Fabriqué en contreplaqué, grande nouveauté pour l’époque, de 5,50 mètres, c’était le voilier habitable accessible à tous grâce à un prix modéré, grace aussi à ses dimensions qui permettaient de le mettre à l’eau facilement, de mouiller au fond d’une baie sans crainte de l’échouage.
Comme la 2 CV à laquelle il est souvent comparé, le Corsaire a été synonyme de liberté retrouvée.

Popularisé par l’école de voile des Glénans dans le Finistère, célèbre pépinière à la fois de joyeux baba cools et de marins bientôt renommés, le Corsaire a conquis son public par d’extraordinaires qualités marines.

©Axel Pivet - Cosmao au chantier
Aquarelle sur cahier - 1993 

Il ne s’agit pourtant pas ici de refaire un article d’histoire de ce voilier, mais de parler d’histoires avec ce voilier.
En 1992, j’ai récupéré sur un quai de Solidor à Saint Malo une épave qui devait partir à la casse, un Corsaire de 1965, dont toutes les oeuvres mortes (traduction : toutes les parties de la coque qui ne sont pas dans l’eau) étant pourries et devant être refaites.
En 1993, après un an de chantier au fond d’un jardin, voilà ce gaillard de presque 30 ans qui retrouve l’eau, refait à neuf (enfin, aussi neuf que mes compétences de charpentier de marine le permettaient, c’est-à-dire pas grand chose). A son bord, j’ai pu vivre des heures intenses de belles navigation, d’angoisses, d’énervement, d’avaries. Je lui ai crié dessus, ce pauvre tas de bois et de toile, mais j’ai crié vers le ciel aussi, de joie cette fois.

Je garde le souvenir de ces heures dans la rade de Brest où je me rendais avec mes cours de droit protégés dans des pochettes en plastique pour réviser mes examens de licence (où je me suis présenté bronzé comme un vacancier, mais que j’ai eus noblement). Ces jours à courir sus les autres voiliers comme dans une régate, ces heures en solitaire où le monde m’appartenait.
Ces heures d’inquiétude quand la brume tombait sur Brest et me surprenait en mer, à ne plus voir l’étrave du bateau et à perdre le sens de l’orientation. Le compas n’y fait rien, on pense aller dans une direction alors qu’on fait route contraire ; il faut piquer au nord chercher la terre, la digue de l’arsenal que l’on suivra jusqu’à en trouver l’ouverture, c’est-à-dire l’entrée du port.

Ces heures de pétole quand pas un souffle d’air ne vient rider la surface de la mer, laissant au soleil de Bretagne le soin de vous coller une migraine malgré un foulard sur la tête. Foulard qui répondait au curieux nom de « zob corsaire » alors qu’un ami avait simplement parlé d’un « bob » mais une oreille un peu bouchée ou l’esprit totalement mal tourné en avait décidé autrement.

Ces heures de tabac quand le vent se déchaine au-delà des capacités du marin, on ne parle pas de tempête bien sur mais d’un coup de vent que chacun étale jusqu’à un certain stade selon ses compétences ou appétences. Mais changer une voile à l’avant d’un corsaire, sans filet de sécurité, quand on est seul à bord, que le bateau est secoué dans tous les sens, trempé par les vagues qui chacune rêvent de vous emporter, c’est bien une tâche dont le souvenir me glace encore, mon ventre se serrant rien que d’y penser. 


La lueur d’un orage au loin en mer, le pastel d’une aurore au large de l’île de Bréhat, le noir de jais de la nuit à l’approche de Saint Malo, sont autant de couleurs qui s’associent à ces heures de navigation à bord de mon Corsaire.
Le chuintement de l’eau à l’étrave, les coups sourds résonnant dans toute la coque dans la danse sur des vagues élevées, le claquement des voiles qui ballotent en absence de vent, autant de bruits fluides ou brutaux qui accompagnent ces couleurs. Spectacle en sons et lumières offert au navigateur.



On rêve en mer, on rêve à terre. J’en ai passé du temps, assis sur un ponton à regarder ce bateau, mon bateau, à l’admirer - sans doute à admirer mon propre travail de restauration -, à lui parler. Pour un marin son bateau est un être vivant à qui l’on parle, que l’on écoute. Comme un amoureux qui se contente d’admirer sa belle, sans avoir besoin de parler, le marin regarde son bateau, symbole de sa liberté en mer.


Comme en amour on se déchire aussi. Quand le bateau ne parvient plus à faire face au vent trop fort pour lui, que chaque virement de bord devient un combat, que des vagues traîtresses viennent le rouler jusqu’à lui coller le mât dans l’eau en cherchant à emporter le marin avec, la fatigue, l’énervement, laissent sortir des mots durs, des insultes. C’est le bateau qui est fautif car à lui on peut parler alors qu’au vent...
Jusqu’au jour où d’avoir trop crié, de s’être trop épuisé à son bord, d’avoir cru disparaître aussi aux pieds de la chapelle de Notre-Dame des Flots où j’irai en pèlerinage de remerciement après, on met le sac à terre, on franchit les écluses une dernière fois jusqu’aux pieds d’une grue de levage près de laquelle le mandat de vente est signé. Ne pas se retourner, prendre son sac et partir, presque honteux, presque en colère. Je ne le reverrai plus jusqu’au jour où, quelques années plus tard, passant sur un chantier naval de Saint Malo, je l’ai reconnu. Impossible de se tromper, j’avais formé son tableau arrière d’une courbe bien particulière ! Mais quelle horreur, il avait dû talonner ou être jeté à la côte pour être aussi abîmé, des planches béantes. Il ressemblait à ces blessés qui arrivent aux urgences d’un hôpital. Pour ne pas pleurer je suis parti à nouveau, sans me retourner. Qu’est-il ensuite advenu du Corsaire n° 302 ? Je préfère ne pas chercher à savoir, continuer à l’imaginer navigant de plus belle, allongeant son sillage un peu plus, chatouillant le lever du soleil, avalant les milles en profitant du spectacle de la Bretagne séculaire.
Il m’en reste le journal de bord que je rédigeais à l’époque, le cahier rempli des photos depuis son chantier jusqu’à sa dernière navigation. Quelques aquarelles maladroites de l’époque et ces rêves encore vivants.
C’est ça la liberté, un sentiment qui survit à tout même au temps.




1 commentaire:

  1. Magnifique récit que je partage, merci à vous poéte et aquarelliste.

    RépondreSupprimer