Au petit matin alors que le jour se levait à peine, une brume persistante enveloppait encore les rues sombres qui laissaient petit à petit découvrir les contours des immeubles.
Des rues étroites, préservées des fureurs d’une guerre qui a rasé tant de maisons et immeubles tout autour, des rues encore vestiges debout d’une autre époque où l’Histoire s’écrivait au présent, des rues qui aujourd’hui racontent l’Histoire.
Des pavés inégaux au sol, des façades de granit rugueux s’élevant ici au garde à vous et là au hasard d’une verticale pas si droite, dans une ambiance hivernale que percent quelques lampadaires que par élégance on a laissé en lampions suspendus, telle est la vue qui s’offre à moi en sortant de mon hôtel bien confortable mais tout aussi historique. La rue Chateaubriand déroule sa courte distance jusqu’à un angle éclairé par les fenêtres basses d’un troquet aux allures de taverne. A l’intérieur, semblant être des matelots venant se réchauffer, quelques personnes prenant qui un café avant de partir travailler, qui un petit déjeuner avant d’embarquer sur le ferry en destination de l’Angleterre. Les Anglais ont à Saint Malo une destination qu’ils affectionnent, à une journée ou une nuit de navigation de chez eux.
En franchissant la porte il faut bien baisser la tête par réflexe, le plafond bas n’étant pas un ami des fronts trop haut dressés. Poutres apparentes et vieilles gravures, tonneaux de rhum impressionnants pour servir ici de guéridon, colosse étalant sa barbe généreuse derrière le comptoir.
Dire que j’ai pu le fréquenter bien souvent dans ma vie estudiantine ce bistrot et aujourd’hui j’y entre comme un étranger loin de chez lui. Regards en coin vers cet inconnu qui pose son sac, finalement inintéressant et les conversations se poursuivent avant de se terminer par de grandes claques dans le dos pour se souhaiter une bonne journée. La porte s’ouvre sur un air froid qui en profite pour entrer sournoisement et le bar se vide.
Puis l’heure arrive de reprendre le chemin vers le sommet du rocher, vers la chapelle Saint Aaron et l’ancienne église Saint Benoit qu’occupe désormais le tribunal ; grimper le long de la cour de la Houssaie où se niche la maison dite de la Duchesse Anne, la plus ancienne demeure d’Intra-Muros, s’attaquer à cet escalier traitre où si souvent j’ai cru périr étouffé dans l’effort en pleine crise d’asthme pour enfin franchir la porte de ce palais de justice que j’ai fréquenté de longues années durant. Le vigile qui m’y accueille ne me connait pas et se propose de me guider, fort aimablement. Mais en réalité rien n’a vraiment changé ici, pas le moindre coup de peinture pour rafraîchir cette vieille salle d’audience où pendent toujours, nids à poussière, les tapisseries réalisées à l’occasion du sacre de Charles X ce qui ne rajeunit personne. L’écriteau invitant à ne pas toucher au système de chauffage est toujours là, simplement rehaussé des tampons de signature du précédent président du tribunal pour leur donner plus d’autorité morale.
Et le bal de mes confrères débute, ceux que j’ai côtoyés pendant des années qui pour certains me reconnaissent et se réjouissent de me voir, d’autres me dévisagent sans voir quelque intérêt à venir me saluer. Ainsi vont les relations : si vous n’êtes pas d’intérêt immédiat, on vous ignore superbement.
Prendre à nouveau la parole dans ce prétoire où j’ai fait mes premières armes, où la presse aimait ensuite raconter les affaires dont je m’occupais, et me lancer à nouveau dans une joute verbale avec le doyen du barreau local dont la verve comme les effets de manche sont célèbres. Oser d’ailleurs imiter tant ses gestes que sa faconde en tirant quelques sourires du tribunal afin de mieux moquer ses excès et contredire ses arguments, se laisser aller à quelque éclat de voix pour mieux appuyer les miens, bref prendre un vrai plaisir oratoire que certains dossiers permettent encore.
Arrive alors le plaisir de cheminer tel un pèlerin dans ma propre histoire en arpentant les remparts depuis la Tour Bidouane jusqu’au Château, tout le tour en se faisant fouetter par un crachin qui laisse profiter de la vue au loin, les îles de la rade, Cézembre, les Bés, Harbour, la Conchée, n’étant que fantômes assombris dont tout de même la croix de Chateaubriand se laissait distinguer. Rentrer la tête dans les épaules et profiter de ces vues toujours changeantes, d’abord vers le large, puis le cap Fréhel qu’il serait vain ce jour-là de chercher à voir, vers Dinard puis Saint Servan et enfin vers le port. C’est la magie de cette promenade où l’oeil peut se laisser aller sans jamais se lasser. En regardant vers la vieille ville blottie derrière ses remparts, on pourrait se laisser chanter quelque chant de bordée ou rengaine à boire qui ne résonnent plus vraiment de nos jours. Les matelots en bordée ont laissé la place à des lycéens qui ne chantent plus mais écoutent leur MP3.
Avant de repartir, prendre le temps d’un déjeuner dans un restaurant du Sillon, vue sur mer à perte de vue avec le ballet incessant et apaisant des vagues. Derrière les baies vitrées le son ne perce pas, le spectacle se joue en cinéma muet. Les yeux plongent dans la mer, suivent le vol d’un goéland qui parait jouer avec les vagues, observent le reflux de la marée qui laisse apparaitre des roches un peu avant encore immergées.
La vue se renouvelle ainsi.
Il aura fallu que je parte plusieurs années durant pour retrouver du plaisir dans une telle contemplation à laquelle je ne m’adonnais plus les dernières années de vie là-bas, comme blasé. Quand on habite loin on prend le temps de savourer chaque instant, chaque particule d’iode. Je ne m’en suis pas privé !